A. Negri : Inventer le commun des hommes (Ed. Bayard)
Difficile de résumer l’œuvre d’Antonio Negri, philosophe et homme politique italien, tant son passé est mouvementé et ses écrits furent influencés par le moment présent. Pourtant, Inventer le commun des hommes pourrait s’ériger en tant que véritable rite initiatique à la pensée de cet auteur italien plus que singulier.
Inventer le commun des hommes est en réalité un recueil de textes écrits entre le début des années 1990 et la fin des années 2000, publiés tout d’abord dans la revue philosophique Futur Antérieur puis dans Multitudes. L’on y découvre plus d’une vingtaine de chapitres consacrés au déclin inexorable du capitalisme, l’affirmation progressive des subjectivités au sein de ce même système capitaliste (un « ravissant paradoxe »), mais également des réflexions sur la politique italienne et la place de l’Europe politique dans la mondialisation.
La plupart des écrits sont fortement ancrés dans le présent, à mi-chemin entre l’analyse théorique et la réaction à l’actualité. Si le langage d’Antonio Negri est parfois malheureusement trop abscons, les développements réalisés par l’auteur n’en demeurent pas moins exceptionnels par leur qualité.
En témoigne certains textes des années 1990 au caractère d’autant plus avant-gardiste avec le recul, comme ceux consacrés à la longue incapacité de la pensée critique à régler ses comptes avec le « socialisme réel », et au déclin de la pensée marxiste en général. Et l’auteur de souligner que « ce recul de la pensée critique a été accompagné de façon significative d’une progression de la médiatisation des débats intellectuels, c’est-à-dire là aussi d’un renforcement des tendances à simplifier les questions. La recherche de l’effet, de la trouvaille médiatique a fini chez certains par balayer toute honnêteté intellectuelle, tout scrupule dans l’utilisation des arguments ». N’est-il pas troublant de lire un tel constat avant même la montée en puissance des talk-shows clinquants sur les ondes hertziennes auxquels nous assistons depuis deux décennies en France ?
Même sentiment de malaise lorsqu’Antonio Negri s’intéresse, avec une verve acérée, à l’affirmation des subjectivités dans nos sociétés contemporaines, alors même qu’Internet en tant que véhicule d’exaltation et de mise en scène personnelle n’existait pas encore. « Le fascisme postmoderne cherche à débusquer le besoin de communisme des masses postfordistes et à le traduire, successivement, par le culte de la différence, l’exaltation de l’individualisme, la recherche de l’identité – toujours à la recherche de hiérarchies superfétatoires et despotiques dressant inlassablement les différences, les singularités, les identités, les individualités les unes contre les autres » explique-t-il. Comment interpréter ce raisonnement face à l’incroyable percée des réseaux sociaux, et de leur esprit du tous ensemble, mais tous différents et plus beaux, belles que nos voisins ?
Le lecteur français (ou même italien…) découvrira également la dure critique de l’auteur à propos de cette « Italie année zéro », où « jamais dans un Etat du capitalisme avancé, contemporain, le détournement des biens publics, la corruption, le chantage, l’enrichissement illicite, la légitimité et la richesse publiques mises à la disposition des turpitudes privées, la violence d’une information partiale et d’une communication dévoyée, la collusion de l’administration et du crime ne se sont manifestées d’une manière aussi éclatante ».
D’autres thèmes sont abordés, tels que la Banlieue et la Ville, la singularité des grèves de 1995 en France ou encore le système de production postfordiste. A découvrir, et à lire posément.
Antonio Negri est un philosophe et homme politique italien. Il a notamment dirigé l’Institut de sciences politiques de l’université de Padoue. Figure des mouvements de contestation d’extrême gauche dans les années 1970 en Italie, il fut emprisonné dans son pays et contraint à l’exil en France. Parmi ses ouvrages publiés, Empire (2006, co-écrit avec Michael Hardt) et Commonwealth (2009).
Parmi les derniers ouvrages chez Bayard : Le temps des émeutes (Alain Bertho), Le cinéma nous rend-il meilleurs ? (Stanley Cavell).
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