Prévoir dans l’incertitude
Après la crise financière, la crise économique et la crise sociale : bientôt ce sera la crise des « chiffres ». Je veux parler de la crise des prévisions. En effet, dans ce contexte de parfaite incertitude, il se trouve encore des banquiers pour exiger des entreprises qu’elles fournissent des prévisions sur 5 ans, alors que l’horizon sur un an n’est même pas encore dégagé. Évidemment, ces prévisions devront être confirmées, année après année, sinon les crédits seront restreints au fur et à mesure de la non réalisation de ces prévisions. Autant demander aux entreprises de faire des prévisions « certaines ». Prévoir « juste ou faux », telle est la question.
Lançons une pièce de monnaie (normale) en l’air et constatons la face qui apparait sur le sol. Si je vous demande de deviner la face apparue, vous me direz ou Pile ou Face ; et 1 fois sur 2 vous aurez raison, 1 fois sur 2 vous aurez tort. Autrement dit, tenter de prévoir un événement qui a 50 chances sur 100 de se produire, c’est faire une prévision à 50%.
Procédons maintenant au lancement de la même pièce de monnaie un très grand nombre de fois (disons 10 000 fois). Et si je vous demande combien de fois le côté Pile apparaitra, vous ne pourrez toujours pas dire le nombre exact de fois. Par contre, vous pourrez affirmer, sans risquer de vous tromper cette fois, que le pourcentage d’apparition de ce côté de la pièce sera d’environ 50%. Ce sera une excellente prévision à pratiquement 100%.
Voyez-vous la différence entre les 2 exemples exposés ? Dans le premier cas, on vous demande de prévoir un événement qui a 1 chance sur 2 de se produire, alors que, dans le second cas, on vous demande de prévoir un événement qui se produira pratiquement à coup sûr. S’agit-il du même événement aléatoire ? Pas tout à fait. En réalité, il ne s’agit pas de la même grandeur à mesurer.
Banjaran Les prévisions des économistes (1)
Quand un économiste cherche à prévoir la valeur que va prendre une grandeur macro-économique, dans le futur, il commence par faire l’inventaire de tous les facteurs susceptibles d’avoir une influence sur la valeur de cette grandeur. Il imagine, ensuite les relations pouvant exister entre ces facteurs et la grandeur économique, objet de sa prévision. Il construit ainsi un modèle mathématique expliquant en quelque sorte comment ces facteurs influencent cette grandeur. La formule ainsi élaborée devra être testée au moyen des valeurs passées des facteurs d’une part, des valeurs correspondantes de la grandeur, d’autre part.
Il en déduit alors, toutes choses étant supposées égales par ailleurs, une estimation des valeurs de tous les paramètres (constants) qui permettent de relier les facteurs explicatifs à la grandeur économique étudiée.
En supposant que ces facteurs se comporteront dans le futur, comme ils se sont comportés dans le passé, aux ajustements « prévisibles » près, il devient possible, pour l’économiste, de prévoir la valeur future de la grandeur au moyen des valeurs futures de chaque facteur explicatif, individuellement plus aisée à appréhender.
Si le phénomène représenté par la grandeur économique est stable, le modèle mathématique permettra de prévoir la valeur que prendra dans le futur la grandeur économique quand les facteurs explicatifs varieront conformément aux variations du passé.
Dans le cas contraire, la prévision de la grandeur économique ne se « réalisera » pas, et la prévision sera considérée comme fausse.
Indépendamment de l’instabilité du phénomène étudié, d’autres causes peuvent expliquer la non réalisation de cette prévision :
a – la non prise en compte de certains facteurs, comme par exemple les facteurs de nature qualitative ;
b – la formulation incorrecte des relations entre les facteurs pris en compte et la grandeur étudiée ;
c – l’estimation « erronée » des paramètres introduits dans le modèle mathématique.
Un économiste pourra toujours « expliquer » pourquoi sa prévision ne s’est pas « réalisée ». Quant à savoir, après coup, comment il aurait dû procéder pour prévoir « juste », ceci est une autre question qu’il conviendra de poser à nos éminents économistes prévisionnistes.
Les prévisions des entrepreneurs
Considérons une grandeur dont on souhaite prévoir, au cours de l’année N, la valeur qu’elle prendra au cours de l’année N+1, par exemple le montant des ventes HT (et la marge nette qui en découlera) d’une entreprise de négoce.
a. Aspects statistiques
La prévision d’une grandeur est une variable aléatoire (donc incertaine), dont il importe de connaitre sa loi de probabilité qui sera caractérisée par sa moyenne m et son écart-type s’. Si cette loi de probabilité suit une loi Normale, on pourra affirmer, avec au plus 5 chances sur 100 de se tromper, que l’intervalle de confiance (m – 1,96 s’ ; m + 1,96 s’) a 95 chances sur 100 de contenir la « vraie » valeur de la grandeur prévue. Plus l’intervalle de confiance sera étendu, plus la prévision sera imprécise (2), donc incertaine. Si cette loi de probabilité est quelconque, il conviendra de définir un intervalle dit de vraisemblance qui devra avoir une forte probabilité (proche de 100%) de contenir la valeur future de la grandeur étudiée.
b. Aspects pratiques
Faute de connaître la loi de probabilité de la variable aléatoire (prévision d’une grandeur), nous allons la représenter par un ensemble de 4 valeurs définies comme suit sous 4 hypothèses de travail :
1. Hypothèse BASSE = valeur de cette grandeur AU-DESSOUS de laquelle il est exclu, disons à 95%, de l’envisager dans le futur, compte tenu des informations dont on dispose ;
2. Hypothèse STATU QUO = valeur de cette grandeur, pour la période future (N+1), IDENTIQUE à celle de la période précédente (N), faute de disposer d’informations permettant d’émettre une meilleure hypothèse (plus favorable ou plus défavorable) ;
3. Hypothèse OPTIMALE = valeur de cette grandeur qui a LE PLUS DE CHANCES (disons, pour fixer les idées, une probabilité supérieure à 50%) de se réaliser dans le futur ; plus cette probabilité sera élevée, plus cette hypothèse aura de chances de se réaliser ;
4. Hypothèse HAUTE = valeur de cette grandeur AU-DESSUS de laquelle il est exclu, disons à 95%, de l’envisager dans le futur, compte tenu des informations dont on dispose ;
c. Aspects opérationnels
1. Chacune de ces 4 hypothèses a une certaine probabilité de se réaliser. Il appartiendra au décideur de définir, pour chacune d’elles, son degré de vraisemblance de son propre point de vue et compte tenu des informations dont il dispose. Il est évident que la somme des probabilités attribuées à l’ensemble de ces 4 hypothèses devra être égale à 100% (Et l’on supposera l’hypothèse STATU QUO différente de l’hypothèse OPTIMALE).
2. La différence entre l’hypothèse HAUTE et l’hypothèse BASSE mesurera l’ÉTENDUE de la prévision d’une grandeur, c’est-à-dire l’intervalle à l’intérieur duquel devrait se situer (disons à 90%) la valeur future de la grandeur. Ce n’est pas, à proprement parler, un intervalle de confiance, mais baptisons-le « intervalle de vraisemblance ». Compte tenu des informations dont on dispose, il est pratiquement impossible de situer la prévision, avec plus de précision, à l’intérieur de cet intervalle.
3. On a coutume de considérer, à tort, l’Hypothèse OPTIMALE comme LA prévision de la grandeur pour le futur. L’hypothèse optimale sera celle qui aura la plus forte probabilité, c’est-à-dire les plus grandes chances de se réaliser, sans pour autant être assuré qu’elle se réalisera, sauf si son degré de croyance (ou de crédibilité) est élevé (c’est-à-dire bien au-dessus de 50%, disons, par exemple, 75% et plus) ; dans ce cas, du point de vue opérationnel, il vaudra mieux considérer l’hypothèse optimale comme pratiquement « certaine ».
4. Par ailleurs, faute d’informations suffisantes sur l’évolution de la situation présente vers la situation future, l’on n’hésitera pas, quelquefois, à considérer, à tort, l’hypothèse STATU QUO comme la seule prévision « raisonnable ».
d. Exemple simplifié d’application
1. Grandeur à prévoir = Montant des ventes HT (année N+1)
2. Données de base :
– Montant des ventes HT de l’année N = 800 000 (Base 100)
– Charges variables = 60% des ventes HT
– Charges fixes = 300 000
3. Hypothèses formulées par le décideur :
Hypothèses |
Base |
Montant HT |
Probabilité |
Hypothèse Basse |
90 |
720 000 |
p(HB) = 10 % |
Hypoyhèse Statu Quo |
100 |
800 000 |
p(SQ) = 30 % |
Hypothèse Optimale |
110 |
880 000 |
p(HO) = 50 % |
Hypothèse Haute |
120 |
960 000 |
p(HH) = 10 % |
4. Budgets découlant de ces hypothèses
Rubriques |
Hypothèse Basse |
Hypothèse Statu Quo |
Hypothèse Optimale |
Hypothèse Haute |
Probabilité |
10% |
30% |
50% |
10% |
Ventes HT |
720 000 |
800 000 |
880 000 |
960 000 |
Ch. variables |
432 000 |
480 000 |
528 000 |
576 000 |
Marge Brute |
288 000 |
320 000 |
352 000 |
384 000 |
Ch. fixes |
300 000 |
300 000 |
300 000 |
300 000 |
Marge Nette |
-12 000 |
20 000 |
52 000 |
84 000 |
Marge nette pondérée |
-1200 |
6 000 |
26 000 |
8 400 |
39 200 |
Ce dernier nombre n’est pas une prévision, mais le résultat d’une opération
qui tient compte de toutes les données du problème posé.
5. Conclusions
a) On pourra toujours se baser sur ce dernier nombre pour élaborer d’autres BUDGETS, comme le budget d’investissement. Mais en aucun cas, il ne faudra considérer ce dernier nombre comme la prévision qui devra se réaliser dans le futur.
b) Ce dernier nombre pourrait servir d’INDICATEUR, dont on pourrait suivre l’évolution, notamment lorsque, périodiquement (par exemple tous les trimestres) on recalculerait les probabilités de ces différentes hypothèses (éventuellement modifiées).
c) Enfin, lorsque l’on s’est fixé un OBJECTIF de résultat, il pourrait être intéressant d’estimer la rapidité d’atteinte de cet objectif grâce aux variations dans le temps de l’indicateur ci-dessus.
Hypothèses |
Base |
Montant HT |
Probabilité |
|
|||
Hypothèse Basse |
90 |
720 000 |
p(HB) = 10 % |
Hypoyhèse Statu Quo |
100 |
800 000 |
p(SQ) = 30 % |
Hypothèse Optimale |
110 |
880 000 |
p(HO) = 50 % |
Hypothèse Haute |
120 |
960 000 |
p(HH) = 10 % |
|
(1) Lire la double page du Monde, daté du Mardi 28/09/2010, intitulée : » Les prévisions économiques sont-elles encore crédibles ? »
(2) Lire notre article paru dans la RFC de mai 1972 (p.145) intitulé » De
l’opportunité des analyses d’écarts – La notion d’intervaleur « . Vous le trouverez sur notre site à l’adresse : http://www.webridge.fr/98/Notion_Intervaleur.htm